Ecrite en avril 2007

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En janvier 2005, j’ai travaillé, comme secrétaire dans une société de production qui a produit un téléfilm sur le 17 octobre 1961. Par rapport à ce que le film proposait comme images, représentations du FLN, je sentais qu’il manquait des choses…que c’était caricatural. Alors j’ai cherché à  en savoir plus. Dans un premier temps, sur cette répression du 17 octobre, puis plus globalement sur la guerre d’Algérie et la logique anticolonialiste qui la sous-tendait. Rapidement, en tant que féministe, je me suis posée la question de : « où sont les femmes ? »

 

Un des facteurs qui conditionne notre rapport à la guerre de Libération d’Algérie, est la manière dont on nous l’enseigne. Abordée en classe de troisième et de terminale en France, si l’enseignant n’a pas dû faire des coupes dans son programme, faute de temps, le conflit est rarement mis en relation avec une critique du système colonialiste, et les crimes d’Etat (les tortures, la répression du 17 octobre 1961...) souvent mis sous le boisseau. L’ « Histoire officielle », relayée par les manuels scolaires[1] semble vidée de toute sa portée critique vis-à-vis du colonialisme. On pense aussi à la tentative récente du gouvernement, d’inscrire dans la loi, pour mieux le faire dans les esprits, « le rôle positif  de la présence française dans les territoires d’outre-mer »[2].             

Notre appréhension, compréhension de cette guerre, se fonde aussi sur les images des films qui existent déjà. Ce documentaire s’inscrit dans une histoire des représentations de cette guerre, au cinéma et à la télévision. Une histoire qui se complète depuis quelques mois par la production de plusieurs fictions ou reportages sur le sujet. Beaucoup de téléfilms,[3] bénéficiant d’une large audience télévisuelle, se veulent « chorals » ; généralement une voix est plus forte que les autres. Il demeure un rapport de force entre les mémoires, pour Jean-Luc Einaudi, elles demeurent conflictuelles[4] : choisir d’écouter l’une d’entre elles, d’en faire le lieu à partir duquel je filme, est un acte politique. Le "où" place-t-on la caméra, aux côtés de qui, avec qui !?- ne peut pas être un « impensé »...

 

Mon approche est militante dans le sens où je considère qu’il y a une mémoire du combat anticolonial à entretenir, à nourrir. Pour ce faire, j’ai choisi de planter ma caméra aux côtés des partisanes de l’Algérie libre, engagées au sein du FLN- ALN (Front de Libération National – Armée de Libération Nationale) .

 

 

Je pense que l’histoire n’est pas un simple objet d’étude, mais, elle est à envisager dans son aspect le plus dynamique : des forces qui continuent de nous traverser, des données qui persistent dans notre présent, un héritage actif. Et c’est particulièrement valable pour la guerre d’Algérie. Cette guerre de libération reste un évènement majeur dans notre histoire politique : « un passé qui n’arrive pas à passer » selon l’expression de Benjamin Stora.La transmission des fondements des luttes de décolonisation est donc difficile, et relève d’un parti pris.

 

L’Histoire des luttes anticolonialistes est trop peu connue et transmise. La place le rôle des femmes au sein de ces luttes l’est encore plus.

 

 Le FLN-ALN était mixte, pour autant les rôles, places et activités des femmes sont très peu connus, et reconnus… Bien évidemment, l’histoire officielle de la guerre, étudiée et transmise en Algérie, n’a rien à voir avec celle enseignée et connue en France. Pour autant, que ce soit en Algérie, ou dans la mémoire des Français qui ont vécu cette période, l’historiographie officielle et la médiatisation du conflit ont fabriqué dans les mémoires collectives des Algériens et des Français, deux figures de combattantes; celle de la maquisarde et de la fidaiya, la « poseuse de bombe ». Jeunes, belles, téméraires, héroïques, elles sont devenues les figures mythiques de la révolution.

 

Alors, la première intention de ce projet, est de participer à l’écriture audiovisuelle, de la mémoire des luttes. Et ici précisément : d’une histoire encore plus recouverte, celle des femmes dans les luttes.

Dans mon travail d’enquête, j’ai eu la chance d’avoir accès aux travaux de Djamila Amrane[5], et de lire les 88 récits de vies de combattantes, matières essentielles de son ouvrage « Les femmes algériennes dans la guerre. »

A partir de ce que j’ai lu et compris, dans ce film, je tiens à rendre compte de la diversité des « profils » de femmes engagées : pauvres, riches, analphabètes ou instruites, de la ville ou de la campagne, des jeunes ou des moins jeunes, des algériennes appelées « françaises musulmanes d’Algérie » ou des algériennes d’origine européenne. Il me semble précieux de connaître et de transmettre, cette extrême diversité. Pour presque toutes, c’est leur première expérience d’engagement politique. Face à cette guerre, elles choisissent leur camp, elles font le choix de résister.

Une diversité que l’on retrouve aussi dans les différentes formes d’engagements. Je tiens à rendre visible les formes différentes de participations à cette guerre, et ce, sans hiérarchiser l’intérêt de leurs engagements. C’est accorder la même attention, aux porteuses de bombes, d’armes ou de tracts, aux femmes hébergeant et protégeant les militant-e-s dans la clandestinité, à celles qui ont cuisiné ou soigné, ou encore aux prostituées utiles dans la collecte d’informations… C’est reconnaître des tâches jusqu’à présent perçues comme domestiques, secondaires, donc moins « héroïques » comme étant des gestes politiques, tout aussi importants, et fondamentaux dans le dénouement du conflit.

 

C’est dans ce sens, que je ne souhaite pas faire un film « portrait », mais je souhaite au travers des différents entretiens, rendre compte d’une vision la plus globale possible de ce qu’on pu être « Les » femmes dans les luttes. Il m’apparaît aujourd’hui important de parler de ces femmes, non en tant qu’« héroïne, mais en tant que militante »[6], pour reprendre les mots de Djohar Akrour, ancienne moudjahida[7]. Il me semble que « mettre l’une sur un piédestal », c’est, d’une part contribuer à invisibiliser toutes les autres ; c’est dire qu’elles ne sont « pas comme nous ». Or, ce sont justement des femmes à la base, ordinaires, interpellées par leur Histoire, l’Histoire, et qui ont fait des choix, des choix qui forcent mon admiration et mon respect.

 

A travers ce documentaire, je travaille donc la notion d’engagement, en proposant d’élargir la définition et les représentations que l’on peut avoir du militantisme, et de la résistance.

J’ai envie de redéfinir la notion d’engagement, aller au-delà de celle retenue pour le certificat du Ministère des Anciens Moudjahidin, ou plus généralement celle présente dans l’imaginaire collectif. C’est toujours vouloir enrichir l’Histoire des luttes, c’est sortir d’une « mémoire épique » des combats, qui ne retiendrait que les chefs ou les personnes dans la résistance militaire.

 

Dans cette scène historique et politique, cette période de 1954 à 1962,  je m’intéresse aux actrices, aux femmes et aux spécificités de leurs parcours. Spécificités qu’entraîne leur genre[8] dans la société, y compris dans l’engagement.

Attention, il ne s‘agit pas de parler d’« engagement au féminin ». Leur engagement serait alors considéré par nature, comme différent ; or, nous le verrons, non seulement elles ont pu assurer les mêmes tâches que les hommes, eu les mêmes conditions de vie, affronté les mêmes dangers… mais en plus, elles ont exploité des compétences, des savoir-faire, (acquis parce que femme dans la société), elles ont utilisé leur apparence, leur soi disant inoffensivité, ainsi que leur possibilité de circuler dans l’espace public. Elles transforment des attributs traditionnellement perçus comme ceux des dominées, en atout, en force...Par exemple, le voile devient un outil de résistance, et plus généralement leurs féminités devient outil, devient camouflage.

 

Leur « Identité sociale de femme» est mise au service des luttes.

 

Travailler sur la présence de femmes dans les luttes, c’est forcément s’interroger sur les raisons de l’absence des autres et sur les obstacles qu’elles ont dû affronter.

Car, elles ont dû en affronter que les hommes n’avaient pas à gérer. Elles se trouvent à braver à la fois l’ordre et la répression coloniale, mais aussi l’opinion commune et les mœurs qui veulent qu’une femme, musulmane ou pas, n’a rien à faire en politique. Et ça n’allait pas non plus forcément de soi, ni pour les instances dirigeantes du FLN, ni pour tous leurs compagnons de lutte.

 

Et, malgré le rôle décisif qu’ont eu les femmes dans la guerre, à l’Indépendance, elles ont été « invitées » à retourner au foyer, dans la sphère privée. Et ce n’est pas surprenant : même si la guerre se révèle être « une expérience fondatrice de l’égalité des sexes », selon l’expression de Michelle Riot-Sarcey, où de nouveaux rapports entre les Hommes et les Femmes s’expérimentent, la priorité a toujours été la lutte contre le colonisateur, l’urgence politique, l’Indépendance de la Nation, et la question de la place des femmes dans la société au mieux considérée comme une question subsidiaire ou instrumentalisée.

 

Au sein de ce documentaire, je souhaite donc aussi interroger les marges de manœuvres que ces femmes, parties prenantes des luttes anticoloniales, avaient pour penser la remise en question du système patriarcal (présent dans toutes les sociétés et toutes les cultures).

Ces remarques ne sont, bien sûr, pas propres aux luttes du peuple algérien, ni même aux luttes anticolonialistes, mais feront certainement écho avec d’autres luttes passées ou actuelles, en Algérie, en France, ou ailleurs.

 

 

Un sujet qui raisonne – résonne aujourd’hui…


 

« Exister, c’est exister politiquement » Abdelmalek Sayad

 

Pour se construire en tant que Sujet, et précisément en tant que Sujet politique, on a besoin de connaître l’Histoire des résistances dont on se réclame : avoir des témoignages, des « images-mémoire »de ceux et celles qui incarnent des précédent-e-s.

Ils et elles attestent  d’une part, que nous ne sommes pas seules, que nous nous inscrivons dans une Histoire d’engagements, et que d’autres part, des postures de résistance sont possibles, dans n’importe quel contexte, par « n’importe qui » : que l’acte de rentrer en résistance, n’est pas obligatoirement lié à un degré d’instruction, ou réservé à une catégorie de la population, mais bien une posture potentielle, qui peut prendre alors des formes variées.  

 

Une des réalités historiques, qu’il s’agit aussi, de porter à la connaissance du plus grand nombre, c’est le ralliement de Français et de Françaises d’origine européenne, à la lutte nationale. Ultra minoritaire, ils et elles ont choisi, par éthique ou idéal politique, d’abandonner leurs privilèges, et de se solidariser avec le peuple algérien dans sa lutte contre l’oppression coloniale.

Cette fabrication d’une mémoire des luttes, nous rappelle qu’il existe des possibilités d’alliance et de solidarité, au-delà des appartenances de classes sociales, de nationalités ou de confessions.

 

Mon approche du sujet et de ces « actrices de l’Histoire », est comme vous l’avez compris, déterminée par des questionnements, des vigilances politiques, mais aussi et surtout, à partir de mon identité, « de qui je suis » et « d’ je parle ».

Et, c’est en tant que femme, militante, féministe, que je m'interroge sur les modalités de leurs engagements. Des questions posées non à partir du principe d'une origine algérienne commune, mais d'une communauté politique. Une communauté d’idée, celle de la nécessité de la lutte contre toutes formes de dominations et d’impérialismes...et d’une communauté de vécu : celle de s’être organisée politiquement. D’autre part, le fait que je sois française n’est pas neutre : ne serait-ce que dans le choix d’une enquête sur la guerre d’Algérie. Elle fait partie de l’Histoire de l’Etat français dans lequel j’évolue, de la Ve République, et par conséquent, de nos manuels scolaires. Elle traverse encore la société, resurgit dans l’actualité[9] politique et cinématographique, et la transmission de cette histoire est un enjeu fondamental pour penser/panser les blessures du colonialisme et lutter contre toutes formes de néo-colonialisme.

 

Alexandra Dols

 


[1] Maurice T. MASCHINO, «  La colonisation telle qu’on l’enseigne : L’histoire expurgée de la guerre d’Algérie », in Le monde diplomatique,  février 2001, pages 8 et 9.

[2] Loi du 23 février 2005, Article 4 : Les programmes de recherche universitaire accordent à l'histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu'elle mérite. Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord,

[3]Par exemples, « Nuit Noire »d’Alain TASMA ou « Quand l'Algérie était française... »de Serge de SAMPIGNY

[4] Jean-Luc EINAUDI, « Les mémoires sont d’abord conflictuelles. », in Afrique 21, hiver 2005, page 18.

[5] Cf. document de présentation des personnes à interviewer.

[6] Cf. Le documentaire « Barberousse, mes sœurs » de Hassen BOUABDELLAH (1984).

[7] combattante

[8] En tant que construction sociale qui te fait « devenir femme », selon les normes définies par la société.

[9] Actualité politique : loi du 23 février 2005, nouvelle commémoration des massacres de Sétif, plaque déposée en hommage aux algériens massacrés du 17 octobre 1961.