1 - L'émancipation des femmes « indigènes » algériennes avant 1954

par Karima Ramdani

« Hier soir, dès que je me suis couchée et que j’ai fermé les yeux, mon esprit fut traversé par des visions effrayantes. J’ai aperçu une multitude de cavaliers armés de fer et habillés tous de la même manière. Ils trainaient des canons derrière eux et se dirigeaient vers nos montagnes dans le but de nous réduire en esclavage »[1], Lalla Fatma N’Soumeur raconte devant une assemblée dans son village de quoi elles avaient rêvé la veille, un rêve qu’elle jugea nécessaire de raconter pour se préparer à une éventuelle invasion.

 

 Figure emblématique d’une résistance, particulière car féminine, d’une femme face aux français, Lalla Fatma N’Soumeur est connue mais surtout racontée comme une combattante algérienne face à l’envahisseur français dans les années 1850. Pourtant, sa vie ne se résume pas seulement à ses combats contre les français, bien avant cela, on la qualifiait de « tamnafeqt » c’est-à-dire « révoltée » car elle refusait toute alliance et mariage pour ne pas aliéner sa liberté qui selon elle « est un bien sacré qu’on ne peut monnayer ! »[2]. Elle refusait l’idée d’appartenir à un maître.

Sa vie et son engagement en particulier, nous amène à nous poser différentes questions, et plus précisément celles liées à l’émancipation des femmes dans un contexte précis comme la colonisation. On peut imaginer, par exemple, que son engagement dans une lutte armée n’est que la continuité d’une lutte qu’elle menait déjà dans son environnement social et familiale, celui de donner plus de liberté aux femmes. On peut bien sûr élargir cette supposition dans le cas des femmes algériennes engagées dans la lutte de libération nationale.

Avant cette période de 1954, la visibilité des femmes « indigènes » algériennes reste minime mis à part dans quelques contextes clés ou alors utilisées en tant que symboles elles signifient une culture et une nation algérienne pour les uns, elles rappellent le coté archaïque de la société indigène pour les autres. Penser la question de l’émancipation avant 1954, nous amène à un problème plus large qui est d’écrire l’histoire des femmes « indigènes » algériennes pendant la colonisation. Expliquer l’invisibilisation de ces femmes, le pourquoi mais surtout le comment de ces invisibilisations permet de décrypter les enjeux mais surtout de montrer la nécessité de contre-histoires possibles. Réfléchir à la question de l’émancipation est une étape majeure pour expliquer comment on a créé de l’impossible, dans le sens ici d’impensé, lorsqu’il s’agit de penser à des résistances « indigènes », particulièrement des résistances féminines « indigènes ». Pour comprendre les enjeux coloniaux, il faut observer l’instrumentalisation des femmes, et particulièrement « indigènes » algériennes, comme enjeux de lutte, mais aussi creuser au plus de l’histoire pour faire émerger des possibilités non relatées, en d’autres termes raconter ces femmes engagées dans les luttes.

 

  1. Femmes enjeux de lutte.

Le rapport colonial doit être vu sous la dimension masculin/ féminin, en se référant à la construction de la différence des sexes qui n’est pas spécifique à la période colonial mais qui prend un sens particulier et fort dans ce contexte où « les femmes des deux cotés de la relation coloniale sont au cœur de la construction du racisme et du maintien des empires européens. Elles restent toutefois l’objet d’attitudes patriarcales, ce qui sert à la fois les gouvernants coloniaux et les peuples avec lesquels il faut collaborer »[3].

Les femmes « indigènes » ont été un élément majeur dans la domination coloniale ; leur instrumentalisation reflète simplement l’idéologie coloniale à l’encontre des femmes « indigènes », des hommes « indigènes » mais aussi des femmes françaises. Les colons étaient conscients du fait que les femmes « indigènes » étaient un moyen important et indispensable qui permettait de faire le lien entre les colons et les hommes "indigènes" et donc de désamorcer toutes révoltes « indigènes ». Le contrôle des femmes par leurs corps permet un contrôle social et politique de toute la population « indigène ». Ce contrôle des corps est à la fois mobilisé dans les représentations iconographiques et dans une vision plus stratégique qui fait appel à la notion de modernité. Les deux étant bien évidement liées.

Durant la colonisation les femmes « indigènes » algériennes sont représentées sous deux grands « types » symbolisant « l’Orientale ». Cette « Orientale » suscite des sentiments contradictoires : de la pitié pour les femmes voilée opprimées, ces « Fatma » ignorantes et soumises à la domination des hommes. Ou bien un sentiment de mépris à l’encontre des femmes aux mœurs dites « légères » la « Maure » résultant d’un imaginaire érotique du colon qui se laisse aller à l’expression libre de ses propres désirs par la stigmatisation de celle-ci. Dans la première représentation le colon se présente comme le « colonisateur chevaleresque », le « beau gosse » qui vient libérer cette « Fatma » illettrée de son destin malheureux et sans aucuns intérêts. Dans la deuxième représentation il légitime des actes de violence. Dans ces deux représentations pas d’autres scénarios possibles, « l’Orientale » est une femme illettrée et inculte.

Face à cela, la société « indigène » organise sa résistance, en effet « dans un premier temps, c’est l’action, ce sont les projets de l’occupant qui déterminent les centres de résistance autour desquels s’organise la volonté de pérennité d’un peuple »[4], ici la société « indigène » appréhende la stratégie coloniale qui consiste à « convertir la femme, la gagner aux valeurs étrangères, l’arracher à son statut, c’est à la fois conquérir un pouvoir réel sur l’homme et posséder les moyens pratiques, efficaces, de déstructurer la culture algérienne »[5]. Pour la société indigène les femmes deviennent les garants d’une culture nationale à préserver, d’un patrimoine à protéger. L’émancipation n’est plus seulement le problème des femmes, mais bien celui d’une société coloniale qui souhaite pérenniser sa domination et d’une société « indigène » qui pense avant tout à sa liberté nationale.

 

2. Des luttes féministes autonomes ?

Le débat sur l’Emancipation des femmes permet de voir la pluralité dans les deux groupes mais dans l’ensemble tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut aider à l’émancipation des femmes « indigènes » algériennes, le débat se passionne lorsqu’il s’agit de voir comment.

La question centrale de cette intervention est de savoir si les femmes « indigènes » algériennes étaient organisées dans une quelconque lutte féministe autonome? Fatima Zohra Sai précise dans son ouvrage, Mouvement national et question féminine des origines à la guerre de libération nationale, que durant cette période (1920,1930,1940) il existait une lutte nationale, une lutte des classes mais pas de luttes féminines spécifiques. Tout de même il est important de préciser que s’organiser en tant que mouvement de femmes autonomes demeure un projet pour certains. En 1937, une journaliste du nom de Leilah, écrit dans son article « la femme musulmane »[6] et parue dans le journal la Voix Indigène, je cite « or, nous jeunes filles musulmanes d’Algérie, que nous soyons arabes ou berbères nous sentons que l’heure est passée des larmes solitaires et des révoltes individuelles. », et de finir son plaidoyer par « donc au travail, amies. Réunissons nous chaque fois plus nombreuses ; que celles qui savent lire instruisent les illettrées. Apprenons à savoir vivre. Travaillons avec courage, avec patience, avec foi pour former la jeune algérienne libre et heureuse ». D’autres initiatives sont à noter, le journaliste Lechani dans son article « Bravo les femmes d’Alger » de 1926 félicite cette initiative de femmes « indigènes » qui viennent présenter un programme à Mme Viollette dont les grandes lignes portent sur « l’instruction obligatoire pour les deux sexes. Elles ont demandé la protection de l’enfance et l’assistance aux familles nombreuses. Elles ont enfin sollicité pour les femmes arabes et kabyles le bénéfice de toutes les lois sociales applicables aux Européens »[7]. On peut noter des initiatives féminines mais pour autant sont-elles féministes ? On remarque aussi, la formation d’associations d’amnistie : les femmes « indigènes » s’unissent pour la libération des hommes politiques « indigènes » prisonniers politique (1946, les Femmes d’Algérie, les femmes « indigènes s’organisent et gèrent les associations toutes seules). L’intérêt des associations d’amnistie c’est que le premier contact avec les femmes musulmanes se fait dans les maisons qui deviennent un lieu de discussion (article avril 1946 de l’UFA). Cette action confère au lieu qu’est la maison une dimension politique où les femmes organisent des « participations démocratiques ». Elles investissent tous les espaces, elles font appel à toutes les communautés (juives, arabes, européennes). Cet exemple montre qu’elles sont en position de demande d’action politique. La maison, symbole de la domesticité des femmes pour les féministes européennes, devient un lieu de résistance, de fraternité. Il y’a aussi des manifestations comme à Tiaret pour le ravitaillement, certaines femmes qui travaillent adhèrent au PCA « parti communiste algérien » (Mouvement National), 1946 Mobilisation des femmes après tremblement de terre, 1947 création  de l’Association des femmes musulmanes d’Algérie (Chentouf), 1948 créations de clubs féminins musulmans…Les problèmes majeurs soulevaient sont l’éducation et le ravitaillement. Emancipation est pensée d’abord en terme sociale et culturelle, la question du droit de vote n’apparaît que dans la fin des années 40’s début des années 50 avec UDMA (réformisme laïque) de Ferhat Abbas (un droit de vote limité) et D. Debbache. Cette dernière se disait féministe musulmane, elle était à l’origine d’une revue féministe musulmane algérienne L’Action, dans son dernier ouvrage « Les musulmans algériens et la scolarisation », elle est présentée ainsi « musulmane mais ouverte au monde moderne, elle s’intéresse aux problèmes de l’évolution de la femme musulmane ». Elle affirmait en 1951 que les « indigènes » algériens acceptait la pénétration économique de la France mais pas son côté culturel et spirituel. D’où cette idée plus ou moins partagée dans la société « indigène » que l’émancipation des femmes « indigènes » algériennes doit passer par une remémoration du passé mythique de la civilisation musulmane et des femmes qui ont participé a son essor avec comme revendication majeur pour une féministe comme D.Debbache, d’une réinterprétation religieuse des textes sacrés.

3. Solidarité féminine au delà des « races » ?

Les femmes tentèrent de créer des solidarités féminines au-delà des catégories « raciales ». Leilah, affirmait dans le même article qu’« il y a d’aimables françaises qui sont prêtes à nous aider sans nous  déformer. Elles savent que nous sommes de races différentes, avec un passé, une culture et une langue différente. Il faut savoir le comprendre et le dire. Mais cela ne veut pas dire que nous sommes des ennemies, mais au contraire des associées pour une tâche souvent commune qui, respectant réciproquement les pensées de chacune, seront toujours prêtes à s’aider et à s’aimer ». Les critères dans la formation de ce « nous les femmes » étaient calqués sur l’idée de la vraie femme comme femme/ mère et comme femme pieuse d’où un investissement des normes de féminité par les deux groupes, « indigènes » et colons. Le rapport à la religion semble intéressant car l’idée de piété est fort présente, en Algérie par exemple ce qui semble rapprocher ces deux groupes de femmes c’est le monothéisme religieux permettant un contact dit respectueux entre elle. Notons à ce propos la formation en 1903 de l’Alliance des Femmes Orientales et Occidentales pour le Progrès des Relations amicales entre toutes les Nations. Cette alliance dit être ouverte à toutes : « nous nous proposons, avant tout, comme il a déjà été dit, de créer un lien de sympathie religieuse et humaine entre les femmes de l’Orient et de l’Occident, ou plutôt du monde entier, sans avoir égards aux différences de culte et de civilisation, les Européennes et les Américaines devant tendre leurs mains et ouvrir leurs cœurs aux Asiatiques et aux Africaines, les chrétiennes devant accueillir les non chrétiennes ou plutôt aller au devant d’elles, en dehors de tout esprit de prosélytisme étroit et fâcheux ».

Certaines unions en appel au caractère maternel des femmes, Louise Michel anarchiste en appel aux mères pour se mobiliser contre la guerre et refuser que leurs enfants deviennent de la chair à canon. Lors d’une conférence à Blida en 1904 elle fait appel aux mères en les interpellant ainsi « vous aimez vos petits, élevez-les, soignez-les pour qu’ils soient heureux, pour qu’ils soient utiles à l’humanité non pour en faire des assassins, des victimes ou des égorgeurs » [Chauvin, Clothilde. 2007 : 82]. Plus tard encore, après la première et la seconde guerre mondiale, on appel à la mobilisation de toutes les femmes, françaises et « indigènes » pour prendre soin  des orphelins de guerre.

On remarquera que le statut colonial n’est pas contesté, ni par les femmes françaises ni par celles que l’on appelle femmes « orientales ». Les femmes de la colonie se reconnaissent mais ne se connaissent pas, sinon pourquoi sous prétexte de modernisation, l’émancipation des femmes « indigènes » doit passer par l’abandon de certaines coutumes, de certaines opinions sous couvert de liberté. Paule Husset, journaliste pour le journal Femmes de Demain pensait qu’il était possible de s’unir mais pour cela il fallait mettre un terme à tous ces clichés, elle affirmait que « peu de Français – peu de femmes françaises, surtout ! et nous allons nous frapper la poitrine pour cela – fréquentent des indigènes, les considèrent comme leur semblables. En toute femme indigène, on veut voir la « Fathma » qui fait le ménage et qu’on peut traiter sans ménagements. On oublie qu’il y à des rangs sociaux chez les musulmans et que l’on se comprendrait au moins aussi bien entre femmes de la même classe et de races différentes, qu’entre femmes de classes différentes et de même nationalité…» et de rajouter « les mamans, en dépit de leur race ou de leur religion, ont toujours quelque chose à dire… Entre les musulmanes et nous, on a semé trop de mépris, d’indifférence et de méfiance » [ Husset, Paule. 1936 : 4]. En 1948 l’Union des Femmes de France continue d’affirmer dans la revue Action qu’elles souhaitent « créer une amitié, non basée sur de simples aperçus mais sur des réalités » [Action. 1948 :11].

Etre croyante, être une bonne mère, une bonne épouse, qu’on soit dominante ou dominée, permet de justifier, de légitimer respectivement leurs positions « en tant que femme » par ce processus donc que j’appellerai « racialisation de la féminité »… du fait de l’exclusion normative des femmes « indigènes ». Norme racialisée dont les femmes françaises sont les références et qui incarnent de ce fait la vraie féminité contrairement aux femmes «indigènes », enfermées dans des stéréotypes symbolisant définitivement l’infériorité de leur « race ». La racialisation de la féminité rendait difficile la formation d’un groupe uni, certaines femmes européennes, particulièrement certaines féministes qui voyaient leurs « sœurs musulmanes » comme inférieures vont même jusqu’à prétexter un besoin de modernité à des fins civilisatrice.

La modernité dans les colonies est dès lors un laboratoire de racialisation, de sexuation et de sexualisation. Comment définir cette modernité ? Il s’agit de voir ici la modernité comme un procédé rhétorique stratégique qui visait à assoir la domination coloniale. La modernité s’apparente dans ce contexte colonial d’abord à une pénétration du temps capitaliste, ainsi la modernité s’impose comme la norme à suivre, comme une obligation faite aux indigènes d’abandonner les archaïsmes (religieux, culturels..). Cette rhétorique à pour but de mettre en place une société capitaliste copie conforme de la société française où le temps serait « intégralement consommé, commercialisé, mis à profit ; il est inadmissible que la force de travail puisse se contenter de ‘passer le temps ‘ » [Thompson, E P. 2004 : 79] car le temps c’est de l’argent. Pour ce qui nous intéresse ici, tout se joue justement sur cette question de qu’est ce qu’être une femme moderne ? Qu’est ce qui se cache derrière cette idée de moderniser les femmes « indigènes » ? Dans cette vision colonialiste être une femme moderne c’est adopter l’instruction à la française et abandonner le voile. C’est aussi l’industrialisation de leur travail artisanale dans un souci de compétitivité. C’est encore l’acceptation du gout et du raffinement lié aux nouveaux produits ménagés qui ferait d’elles de bonnes consommatrices. Bref les rendre utiles au système capitaliste.

 

 

Emancipation ou modernisation.

Cette racialisation rend improbable toutes solidarités féminines. Dans ce contexte colonial la modernité s’impose comme une étape primordiale à l’émancipation des femmes, elle se présente comme le seul moyen. Hoda al Sadda dans un article intitulé « Le discours arabe sur l’émancipation féminine au 20ème siècle » affirme que « quels que soient les courants de pensée auxquels ils appartenaient, qu’ils fussent libéraux ou islamistes, les premiers réformateurs ont tous adopté les postulats fondamentaux de la modernité : ils ont intégré l’idée de supériorité culturelle de l’Occident, repris la vision évolutionniste d’un progrès linéaire dont l’Europe incarnerait la plus haute réalisation, tandis que les autres sociétés s’efforceraient encore d’y parvenir et accepté le dualisme opposant modernité et tradition» [Al Sadda, Hoda. 2004 : 84]. Que ce soit pour les colons ou bien pour les « indigènes » la plupart ont accepté comme postulats de départs l’idée de temps linéaire et progressiste, à quelques nuances près. Pour certains « indigènes » il était clair qu’il fallait purement et simplement suivre le modèle européen, Halima Benabed, journaliste dans la revue Action disait « la tenue à l’occidentale est un symbole de liberté et  d’élégance, toutes les qualités que semblent représenter les femmes françaises. L’intellectuelle est une valeur occidentale que les femmes algériennes ont acquis peu à peu : sage femme, institutrices, quelques étudiantes et quelques lycéennes… Les algériens ont compris l’importance du savoir, l’instruction et du progrès (.) Le problème se fait dans le choix de l’enseignement et dans le port du voile des femmes» [Benabed, Halima.1947 :3]. Dans la même année dans une revue intitulé Rythmes du Monde 4, Hizb Houria dans son article « La Musulmane d’Algérie » reprend une enquête de 1947 faite par un périodique musulman du nom As Salam. Cette enquête[8] pose la question de l’émancipation des femmes musulmanes, 29 000 réponses, concluant que 96% des sondés souhaitent l’émancipation mais surtout 80% pensent que la musulmane ne doit pas imiter l’Européenne [Cf. Hzib, Houria.1947]. Penser l’émancipation des femmes à travers le prisme de la modernité n’empêchait pas que la société « indigène » et notamment certains penseurs « indigènes » de prendre ce défi au sérieux ; par souci d’intégrité et de reconnaissance ils entrèrent dans le jeu de la modernité et démontrèrent la possible compatibilité entre valeurs dites modernes de l’ « occident » et valeurs dites traditionnelles de l’« orient ». Mohammed Zerrouki, journaliste à Action écrivait dans un article du 25/11/1947, « or, si nous avons tout à demander à l’Occident dans le domaine intellectuel, nous avons peu de choses à prendre chez les Européens au point de vue moral ; j’ajouterai même ici les paroles d’une intellectuelle occidentale : l’Europe a besoin de la spiritualité islamique pour renouveler la sienne » [Zerrouki, Mohammed. 1947]. Se développe alors une théorie de l’entre deux dont l’idéal serait d’avoir une femme algérienne qui serait un mélange entre valeurs « occidentales » et valeurs musulmanes, c’est-à-dire un être totalement nouveau, un être hybride. Il faut profiter du développement matériel de « l'occident » et garder l’aspect « spirituel » de «l’orient », idée qui n’est d’ailleurs pas propre a ce contexte, et qui trouve étrangement échos aujourd’hui en France. Dans ce même esprit, la société coloniale demande aux femmes d’être à la fois « modernes » et « traditionnelles », de s’adapter aux besoins nouveaux tout en gardant des rôles traditionnels de mères par exemple.

 

L’intérêt majeur réside dans « l’apparaître moderne » ce qui passe par l’adoption simple des tenues européennes et donc suppression en autre du voile, idée notamment soutenue par la féministe algérienne D.Debbache (revue Action), idée qui ne fait pas la majorité dans la société indigène. Pour certains il s’agit d’émanciper mais pas sous le modele français, en effet les hommes « indigènes » sont pour l’égalité des sexes, pour l’instruction des femmes (Debbache, 1951). Il ne faut pas suivre le féminisme occidental (Meissa, La femme musulmane) aveuglément tout en revenant aux « véritables principes religieux » et pas seulement donc des interprétations exclusivement masculines. Certains souhaitent prendre exemple sur ce qui passe en Egypte, Tunisie, tout ce qui est en rapport avec la Nahda. On peut dire que ce mythe de la « femme indigène » parfaite serait ce que l’on appellerait aujourd’hui une femme à double culture (symbolisait par Amrouche Fadhma ou bien Djamila Debbache). Disons que cette double culture ou la négociation identitaire serait tout de même une alternative, on peut même dire un compromis, au problème dit majeur de cette époque pour notamment les femmes « indigènes » algériennes, à savoir devoir choisir entre l’assimilation et être vue donc comme une renégat par sa communauté ou bien au contraire de rester fidèle aux traditions de sa communauté. Sachant que ce que l’on appel des choix ne le sont pas vraiment. Par exemple, la soit-disant émancipation par le travail, une femme qui travaille c’est une femme libre pour simplifier bien sûr, ce même travail n’a pas eut des vertus émancipatrices pour les femmes « indigènes » algériennes qui ont du s’intégrer dans le système capitaliste à cause de la misère (question de survie : les femmes qui travaillent arrivent d’un rien à faire un tout et survivre de cela : Laloe). Une enquête sur « Le travail des femmes « indigènes  d’Alger » en 1911 montre une prolétarisation des femmes « indigènes » qui soit dit en passant sont déconsidérées ( pg 23, Laloe) souvent des deux cotés : car leur place n’est pas au travail à l’extérieur, pour les hommes « indigènes », et pour les colons elles ne respectent pas les coutumes de leur tradition. Tout de même pour justifier le travail des femmes « indigènes », la société coloniale affirme que ces dernières bénéficient d’un temps libre synonyme de luxure (pg 26, Laloe).

 

 

Conclusion :

La colonisation fut un laboratoire d’expérimentation du concept de Modernisation des femmes amenant simplement à une simple réorganisation des rapports de genre. Dans le contexte de l’Algérie colonisée il n’existait pas de mouvements féminins autonomes c’est-à-dire mouvement qui n’est pas relié à une autre cause. Ce que l’on constate c’est que par exemple l’émancipation dans les mouvements nationaux est pensée à travers le prisme du genre c’est-à-dire que l’émancipation affiliée à l’idée d’instruction est nécessaire pour la formation de femmes mères et épouses avant tout. La question de l’émancipation des cas particuliers comme celle des travailleuses consistent en l’amélioration des conditions de travail en tant qu’ouvrière avant tout (les femmes « indigène » qui travaillent mais qui ne votent pas sont incité à faire de la propagande communiste auprès de leur mari, leur frère…). Durant la période de l’organisation du mouvement national, la priorité est donnée à la nation.

Pourtant il ne s’agit pas de simplifier pour autant des problèmes complexes, des femmes plurielles, autant d’histoires de femmes algériennes qu’il y a de femmes, mais surtout pour écrire l’histoire des femmes « indigènes » algériennes il faut faire appel à d’autres outils d’informations, je pense à la tradition orale de ce pays, qui se présente dans ce contexte de colonisation comme un devoir de mémoire, le grenier culturel d’un patrimoine qu’on sentait en voie de disparition. Retenons dans notre démarche ces paroles de savants musulmans qui affirment, je cite « serait censé avoir pris part au combat et avoir fait partie des Moudjahid, celui qui, sans être sortie de la ville parce qu’il ne l’aurait pas pu, serait sorti de sa maison ou même y serait resté, mais la porte ouverte »[9]. Dès l’arriver des Français si résistance des femmes il y a, il s’agit d’une résistance contre un envahisseur, le colon. Ici encore la nation prime sur la question d’amélioration du statut des femmes. Il me semble que les différents engagements des femmes dans les différentes révoltes contre le colonisateur, vont au delà du simple fait de seconder leur mari ou leur frère. Il s’agit, à mon avis d’une manifestation possible d’une revendication spécifique des femmes et qui demande à être perçue en tant que telle. Ne pourrait- on pas voir ces engagements dans ces différentes luttes comme la continuité d’une lutte que certaines femmes menaient déjà dans leur environnement social et familiale ?

 

Karima Ramdani

extrait de sa thèse "L'impossible histoire des anonymes. Expériences des femmes indigènes algériennes 1830-1954" (en cours)

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[1] Citée dans l’ouvrage de Tahar Oussedik, Des héroines algériennes dans l’histoire, Enag, 2005, p 49.

[2] Ibid, p 64.

[3] Simon KATZENELLENBOGEN, Femmes et racisme dans les colonies européennes, dans revue Clio, n°9, 1999.

[4] Frantz FANON, Sociologie d’une révolution : l’an V de la Révolution algérienne (1959), 1975, p 29.

[5] Frantz FANON, Sociologie d’une révolution : l’an V de la Révolution algérienne (1959), 1975, p 20.

[6] Leilah, La femme musulmane, dans La Voix indigène : journal d’Union Franco-Musulmane, 11 janvier 1937.

[7] Lechani, Bravo les femmes d’Alger dans La voix des humbles. Organe de l’Association des instituteurs d’origine d’Algérie, janvier 1926.

 

[8] Conclusion de l’enquête : « 1. La musulmane doit être émancipée. Cette émancipation la mettrait en harmonie avec l’évolution de la Société dont personne ne doit contestée la profondeur et l’ampleur.  2. Elle doit évoluer dans le cadre de l’Islam. Toute occidentalisation, en raison même du libertinage et de l’athéisme qu’elle suppose, entraînerait la perte de nos femmes et une désorganisation mortelle de notre société. L’Islam recommande le respect de la femme, son droit à la vie, sa participation aux luttes livrées par l’homme, mais exige la décence, l’équilibre familial, l’attachement de la femme à son époux et au bien de son foyer. L’Islam condamne le luxe tapageur des toilettes, le vin, les dancings, la débauche, l’impudence, les tenues inconvenantes, les attitudes étudiées dans un but de luxure, l’exhibitionnisme, le désir de vouloir briller par la beauté et les toilettes plutôt que par le savoir et la vertu. L’Européenne cherche à plaire, cultive, sous couvert d’originalité l’excentricité et manifeste une tendance de plus en plus marquée par le nudisme. Elle voudrait être à la fois blonde et brune, spirituelle et naïve. Sa plus grande passion c’est d’être admirée, « regardée ». La Musulmane doit être pudique, renoncer au vain plaisir de plaire pour s’attacher à être avant tout estimée et respectée. Le physique importe peu. La vraie richesse d’une Musulmane est dans l’exemple de sa conduite, la richesse de sa vie morale, sa foi en Dieu. L’Europe paie en ce moment l’impudence qui l’a poussé à extirper du cœur de la plupart de ses femmes sentiment religieux. La Musulmane doit joindre à sa ferveur religieuse un patriotisme exemplaire qui lui permette de lutter aux cotés de ses frères ».

[9] Cité par le lieutenant Colonnel Villot, Mœurs, coutumes et institutions indigènes de l’Algérie, 1888, Alger, p 477.